Voilà un bien joli texte publié dans Libération du 8 juin 2013. Son auteur, c'est Arnaud Daguin, le fils d'André. Bon sang ne saurait mentir... Il cuisine, dans une chambre d'hôtes, Hegia, qu'il tient avec sa femme. Ils ont obtenu la première étoile Michelin attribué à une maison privée. Mais au-delà des bons gènes et des succès d'estime, il y a dans ce texte tout le sens qu'on doit (re)donner à l'alimentation. Ca fait du bien...
Thérèse va mourir, elle le sait mieux que tout le monde, elle ne fêtera pas ses 100 ans, c’est dans deux ans, c’est trop loin.
Comme souvent paraît-il dans les dernières heures, Thérèse a un léger mieux, elle sourit, parle de nouveau à sa soignante et, ce matin-là, quand Philippe, le directeur de la maison de soins, vient la visiter elle se permet même une liberté incroyable : elle lui demande quelque chose ! Ça doit drôlement lui tenir à cœur à Thérèse parce que de mémoire de Labourdin (ceci se passe à Cambo, Pays basque) on n’avait jamais vu Thérèse demander quoique ce soit à qui que se soit.
Thérèse veut un œuf à la coque ! Avec une mouillette comme il faut et un peu de sel, et voilà. Avant de nous quitter, elle a envie de ça, de ce souvenir-là, ce jaune et ce blanc, ce gras et ce gélatineux, ce croustillant. Elle veut ça, elle que l’on nourrit par tuyauterie interposée depuis des jours.
Et bien elle ne l’aura pas, elle mourra le lendemain comme elle a toujours vécu, furtivement… Et sans œuf coque.
Peut-être que ses dernières pensées auront tourné autour d’une question : «Pourquoi Philippe, qui est si gentil, me l’a pas donné ce dernier plaisir, il m’a oubliée peut-être ? Il est tellement occupé le pauvre !» Eh bien non, Thérèse, il ne vous avait pas oubliée le Philippe, il a même passé la journée à tenter de convaincre le chef cuistot, puis la «qualéticienne» de la maison, puis ses associés de faire rentrer un œuf frais dans une maison de soins et il n’y est pas arrivé. Dans ce genre d’endroit, l’œuf est en Tetra Brick, surtout pas en coquille, c’est meilleur pour la sécurité alimentaire des mourants. Quand j’ai revu Philippe deux jours plus tard, il en pleurait encore.
Que nombre de personnes âgées finissent leur vie seuls n’est déjà pas bon signe pour une société, mais que l’on s’adonne à ce genre de cruauté sous des prétextes sanitaires, et ce dans une cécité cousine de la résignation générale, me hérisse le poil. La restauration collective en milieu de soins ou maisons de repos est soumise à de telles réglementations que, sous peine de se voir retirer normes et accréditations, on ne peut y pratiquer qu’une cuisine où la qualité des produits et la saveur des plats passent loin derrière les impératifs réglementaires et économiques.
J’ai mauvais esprit, certes, mais je subodore que cette prolifération de normes obligatoires est moins destinée à protéger nos vieux (ou nos enfants ou nos malades, parce que le problème est le même à l’école et à l’hôpital) qu’à servir de parapluie et de fond de commerce.
Pas besoin de longues études en psycho pour savoir que la qualité de la gamelle fait le moral des troupes, et ça ne vaut pas seulement pour les pioupious.
Dans ces établissements où l’on propose des ateliers de cuisine ou de pâtisserie dont on jettera les productions parce que réputées impropres à la consommation, où l’on autorise le jardinage à condition de ne point en consommer les produits, a-t-on seulement idée de l’impact positif d’un fumet, d’une saveur ? Remontent les souvenirs de tartes aux pommes, les réminiscences de vol-au-vent. A-t-on étudié l’impact de la bonne bouffe sur les malades d’Alzheimer ?
J’avais trois «tontons» dans le métier de la cuisine, l’un d’entre eux, Jean-Louis Palladin, s’était exilé aux Etats- Unis où, malheureusement très jeune, il succomba à un cancer. Que croyez-vous que firent les deux autres, Jean-Marie Amat et Jean-Pierre Xiradakis, assistant à sa fin en guise de soins palliatifs ? La cuisine parbleu ! Même s’il était incapable de le déguster, ce cadeau ultime lui aura au moins offert une sortie plus douce.
Pourquoi traiter le fait de se nourrir comme une menace potentielle alors qu’il s’agit du plus vieux geste de vie ? Sommes-nous devenus si indifférents, manquons-nous à ce point d’empathie pour rester impuissants et passifs devant ces monuments de froideur et de complications bureaucratiques ?
Je rêve d’assister un jour à la fronde des vieux, des malades, des enfants dans leurs cantines respectives, et volent les omelettes en bricks ! Et fusent les bouillons lugubres ! Je ne suis pas le seul, heureusement, à être persuadé qu’offrir du goût et de la générosité dans les assiettes des faibles et des malades se traduirait in fine par un gain colossal en coût de santé publique.
La cuisine nous restaure d’abord au sens premier, comme on restaure une œuvre d’art ou l’intégrité d’une pièce. Ce que nous mangeons nous constitue, voilà une raison suffisante pour exiger le droit de ne plus manger de la m…
Indignons-nous là aussi ! Ne soyons plus passifs, exigeons au moins de savoir ce que sont les produits qu’on nous impose, de quel mode de production ils sont issus.
Nous avons besoin, en terme de restauration collective d’une vraie révolution culturelle et culturale. Il faut aujourd’hui consommer cinq fois plus de fruits et légumes qu’en 1950 pour le même apport nutritionnel (source Inra), la faute à nos modes de production agricole.
Alors vivent la permaculture, l’agroforesterie, la biodynamie, le local, la production paysanne, vive la cuisine qui nourrit le corps et satisfait l’âme.
Et que l’on meure guéris !
Arnaud Daguin et son épouse à Hasparren (64)